althea, althea, althea
D’un côté la maison,
en face, le jardin qui s’étirait en longueur
que je parcourais avec ma patinette verte
cueillir une fleur
s’émerveiller de son parfum
picorer un radis dans le chassis
une feuille d’estragon sous le poirier ou le prunier
la mémoire défaille un peu
un peu seulement
je m’y vois, je m’y sens
du haut de mes quelques années
pas encore une dizaine
j’y passais mes étés
c’était le bonheur d’une petite fille
cheveux longs
sage queue de cheval châtain
pépé plantait les pommes de terre
mémé faisait les confitures
papa lavait les escargots
quatre cent il avait dit !
il y en avait tellement qu’il avait glissé dans leur bave
maman vaquait ou rêvait ou aidait
et moi je papillonnais un petit panier à la main
à la recherche d’un trésor pour enrichir, déjà, une collection
un caillou, un herbier, un papillon
il y avait beaucoup de papillons dans le jardin
de toutes les couleurs
des hannetons, des araignées
il y avait la vigne, l’on faisait la vendange en septembre
il y avait… les altheas
on ne les appelait pas hibiscus, ni mauve
c’était “althea” bleu, rose clair, blanc, rose soutenu, mauve
ou à peu près
ils me fascinaient
ils délimitaient une sorte de carré
adossé au garage, entouré de buis
au bout, une fontaine surélevée
en dessous un robinet pour avoir de l’eau fraîche
au milieu une grande table de fer
installée autour du grand pommier
le “belle-fille” toujours lui
une énorme récolte une année sur deux
c’est là que nous prenions les repas l’été
protégés du monde extérieur
protégés du soleil
juste nous
et parfois tonton et tata qui habitaient à côté
les maisons étaient mitoyennes
il n’y avait pas de clôture
l’allée centrale était commune,
mais chacun avait sa porte
qui donnait sur la très longue allée de tilleuls
je faisais la dinette
je m’amusais pendant des heures sur ma balançoire
installée sur un arceau entre les altheas
c’était mon domaine
c’était l’été
c’était si bien
et puis, un jour est arrivé…
il a fallu vendre
pépé et mémé étaient partis
mieux vaut oublier
la mort est parfois très cruelle
plus cruelle que le temps passé dans les tranchées
mémé avait la tête un peu partie
on avait pas de nom à cette époque
il a fallu tout liquider, trier, jeter, brûler, déjà.
oublier les poires, les pommes,
les prunes, les cerises, le raisin,
le cassis, les groseilles
et encore et encore
oublier le jardin
oublier mon coin d’enfance
les altheas nous ont suivi
ils ont fait des petits à Paris
et puis, un autre jour est arrivé…
il a fallu quitter Paris
rendre la maison
la vider, trier, jeter
une habitude
il y a aussi eu leur campagne
comme toujours
se séparer douloureusement des souvenirs
les altheas nous ont suivi dans notre campagne
une allée entière
multicolore
l’althea est fabuleux
il est beau pour commencer
il est hibiscus, donc il invite au rêve
aux pays chauds,
aux fleurs que l’on met dans les cheveux
l’althea est robuste
l’althea est très prolifique
il n’a qu’un défaut il est caduque
l’hiver il est désespérant de tristesse,
mais dès le printemps revenu
il secoue ses branches
prend son élan
et hop repart pour une nouvelle saison
encore plus beau
encore plus grand
et puis un jour est arrivé
un autre épisode
à notre tour, nous avons du quitter la grande maison briarde
oui, mais,
après avoir trié, vidé, brûlé, jeté, donné, rapporté, conservé
et j’en passe
dans un pot… un althea nous a suivi
d’abord une simple tige haute de quelques centimètres
une hésitation, une crainte
je l’ai cru mort et j’étais meurtrie,
il a été très courageux,
certainement pour me faire plaisir
et continuer la dynastie
il s'est repris
il est devenu année après année, un magnifique arbuste
qui me replonge dans mon passé, sans concession
Il est maintenant plus haut que moi,
je sais ce n’est pas si compliqué !
et fait des fleurs magnifiques mauves.
je le regarde chaque jour et je suis émue
parce qu’il est le rejeton d’une dynastie voyageuse
lorsque je suis née, ils étaient déjà là
dans leur carré
entre la maison et le jardin
et tant de décennies après
celui-ci vient de me faire un nouveau bébé
et lui est toujours là
alors
comment ne pas être admirative
comment ne pas se sentir peu de chose
comment ne pas frémir en pensant à la sève
qui coule dans ses rameaux
toujours aussi beaux
et à cette longévité
je sais qu’un jour
si je dois le quitter
plus personne n’y fera attention
il n’y a que moi qui sache
d’où il vient et ce qu’il représente vraiment pour moi
alors je le respecte
je le caresse et je lui parle de ses ancêtres
et lui me parle de mes ancêtres
nous sommes du même bois
lui la sève
moi le sang
C’est beau la vie !
Cette folie est ma respiration, mon souffle de vie
Et j'y tiens plus qu'à tout.
Althea
Althea
Althea
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