Télescopage philosophique
Mardi, ma journée est barrée en mauve. Mardi jour de l’atelier d’écriture et de la philo.
Le compte à rebours a commencé. Dans deux semaines, les vacances arriveront et nous nous retrouverons que fin septembre. Une éternité. Je termine ma première saison. Je n’ai jamais manqué, j’organise mon planning autour. J’ai besoin de cette plage de partage, de liberté, de création, de folie, de spontanéité.
J’ai juste un problème. Je me sens décalée. Je me suis toujours sentie décalée, certainement à tort, pas meilleure, juste décalée, question d’âge. J’aimerais ne pas avoir mon âge.
L’atelier philo m’a plongé dans une perplexité angoissante dont je n’arrive pas à me sortir. Le ménage, le repassage sont des allégories, mais il y a derrière tellement de souffrance, tellement d’incompréhension, de lassitude. Par petites touches j’avance, mais je crois que le bonheur m’a définitivement échappé et que je ne serai vraiment jamais heureuse nulle part, du plus luxueux palace au dernier igloo.
Je suis très mal. Krishnamurti me hante. Ce n’était peut-être la meilleure façon pour moi de rentrer en philosophie. Le choc est violent. La différence de culture, de civilisation me perturbe à un point inimaginable. Je n’ai pas compris mes contemporains, et les philosophes occidentaux et je suis plongée en Inde, certainement l’endroit où les chocs culturels, les castes sont les plus compliqués à comprendre.
Je m’enlise, j’essaie de suivre. J’ai perdu le peu de repaires que j’avais. J’ai honte de mes exemples, je n’y peux rien, je ne peux progresser que si je mets des mots, des idées sur les situations que je vis.
Mes matins sont des angoisses répétées inlassablement. Mon corps souffre, je suis incapable de faire quoi que ce soit, pourtant il paraît que je ne suis plus dépressive, j’en doute parfois.
Seule mon cerveau mouline, et mal puisqu’il est mal dans son corps. J’ai l’impression de perdre mon temps d’être inutile, d’être une charge. J’aimerais tellement être différente. Quitter ma robe de chambre, je n’y arrive pas. Je suis dans la peur. Comment peut-il en être autrement, je ne vis pas sur une ile déserte. J’ai au minimum un mari présent. Je veux bien être libre, me laisser aller. Mais, j’ai tellement souffert de voir ma mère en robe de chambre, le cheveu en bataille, incapable de faire quoi que ce soit le matin. Je me suis tellement battue pour que cela ne soit pas. J’avais tellement honte. Je lui disais « secoue toi » et elle ne pouvait pas. Et moi je suis pareille. Et comme nos rapports n’étaient pas bon, je me hais d’être comme elle. Je sais que mon fils a les mêmes réactions que j’avais à l’époque. Moi j’étais plus jeune. Quand je travaillais ceci n’existait pas. Pas le choix, lever, déjeuner, départ, boulot, pas le temps de se poser de question.
Mon mari que je critique tellement n’est pas mieux loti que mon père. Il supporte. Il souffre peut-être mais le dit pas, et moi je pense qu’il est indifférent, qu’il s’en moque. Ces absences sont-elles la conséquence ? Je n’irai pas jusque là.
Voilà, je suis en vrac. Ce soir, cerise sur le gâteau le coup de fil d’une amie, pas vue depuis plus d’un an, quelqu’un que j’estime, enfance difficile, recherche du père, vie consacrée à ses enfants, avec un résultat plutôt calamiteux, vie au bout du monde, rien, pas d’amis, pas de vie culturelle, pas de boutiques aux alentours, un travail très loin, où le monde tourne enfin les enfants en hurlant.
J’ai été émue mais terriblement angoissée. Elle m’a fait part de ses problèmes, les mêmes que les miens, quand l’amour n’est plus là mais que ton repassage reste et que tu n’as plus d’espoir.
Lorsque le ciel bleu te semble gris, que demain ne sert à rien. Tu as vieilli, ton corps s’est arrondi, plus de désir, et pourtant tu es une femme, tu as envie d’envie, d’amour, de compassion, de tendresse.
Comme moi, je crois l’avoir contaminée, elle collectionne les tortues. Elle m’a dit quand je ne serai plus là, elles seront chez toi, je te les donnerai, je sais que tu les aimeras. Oui c’est vrai. Mais pourquoi m’a-t-elle appelée aujourd’hui j’ai peur pour moi, j’ai surtout peur pour elle, comment puis je me plaindre, quand je compare ma vie à la sienne.
Ce n’est pas ma vie qui est en cause, c’est mon passé, tout ce gâchis. Véronique cramponne toi ; je ferai un effort. C’est un peu compliqué, seul ton portable nous relie, tu n’as pas d’ordinateur et tu es loin de moi. Je pense à toi. Je vais essayer de grandir. Je ne peux pas te laisser tomber.