la jacinthe bleue
Dimanche,
Mais pourquoi diantre, le dimanche revêt-il un statut particulier ?
J'essaie de casser cette place particulière avec grande difficulté.
Dimanche – premier ou dernier jour de la semaine ? Qu'importe sa place dans les calendriers, dans les religions, dans les habitudes des uns et des autres.
Pour moi, il est jour de réunion de la famille. Ce qui ne veut strictement rien dire. Alors, je reste chez moi, j'essaie de faire comme avant, un semblant de famille, où tous sont réunis autour du repas dominical.
Pfft ! quelle famille réunir ? Elle est explosée, inexistante, ou surtout éparpillée.
C'est plus fort que moi, il faut que je préserve ce jour, comme un jour de paix. Pourtant, je ne vais plus à la messe depuis ? Si je veux aller à l'église, je veux choisir, sans contrainte, mon moment, celui où je suis disponible pour cela, pas celui d'un calendrier liturgique. C'est ma liberté, mon choix.
Il y aurait tant à dire sur les dimanches en famille cependant. Les déjeuners interminables qui se finissent dans une torpeur angoissante.
Dimanche matin, rituellement, le parking de l'Église protestante se remplit. La messe est proche.
Des voitures, sortent des familles : père, mère, et nombreux enfants, dans un mélange de sérieux et de rires joyeux, des familles de toutes les couleurs. J'aime assez les voir se saluer, s'embrasser, se raconter ce que j'imagine être les petits potins avant de s'engouffrer dans la grande salle.
Pendant ce temps-la, mon thé refroidit, et je regarde, ce ciel gris et bas parisien qui me gèle le corps et l'âme. Je ne vois rien, absente de ma vie, à peine perturbée par deux petites pattes qui gratouillent pour venir sur mes genoux glaner des miettes de pain du petit déjeuner. Soudain, je la sens, sensation olfactive intense, je me penche, mets mon nez sur ses fleurs bleues et me noie dans son parfum enivrant. Alors des bouffées de souvenirs m'arrivent en cascades, des décennies de souvenirs, tout cela pour une toute petite jacinthe bleue de rien du tout, payée "3francs6sous" chez Ikea.
Je la vois, elle me parle, me raconte mon passé.
29 novembre dernier : il y a 5 ans que maman a rejoint papa. Je ne m'attache pas à cette date, sauf que cette année, j'ai fait le joint avec les 80 ans de Chirac, même date. Enfin lui n'est pas encore mort et Bernadette me «fascine» pour diverses raisons, cette autre amie des tortues. Comme moi, toute en lenteur ou en fébrilité selon les instants.
La poule à l'ivoire, sorte de waterzoï revisité par mes soins glougloute tranquillement dans la grande marmite. Il n'y a pas de flamme. L'induction est passée par là ! je regrette un peu les flammes du gaz, et pourtant combien j'ai pesté, contre le cul noir des gamelles ! je regrette aussi de ne pas pouvoir m'asseoir devant un feu de cheminée et en repartir les joues cramoisies et le dos gelé, le pull empestant le bois brûlé, à ma campagne c'était comme çà ! j'ai connu d'autres feux de cheminée dont l'odeur chatouille encore avec délice mes narines de toute petite fille. C'était mon Poitou ou mes grands-parents.
Je suis triste nous avions un énorme attirail pour les cheminées, nous n'avons rien récupéré, quelle stupidité. Mais c'est ainsi. Trop tard pour se lamenter.
La jacinthe bleue me fascine, comme toutes les jacinthes bleues. C'était un rituel. Tous les ans, pour le 1er janvier, un fleuriste sonnait à ma porte… et me livrait une énorme coupe remplie de cette fleur magique. Un petit mot écrit de son écriture, encore belle mais tremblante, l'accompagnait : "bonne année – Maman"
En fouillant bien dans mes boites à souvenirs, je devrais pouvoir en retrouver certains. Un jour, j'ouvrirai les boites et je déciderai de leur destin. Plus tard.
Petite, lorsque nous habitions encore au 4e, comme on disait, avenue de Saint-Mandé, là où j'ai fait mes premiers pas, où et où, il s'en est passé tant d'évènements ! maman, dès novembre, cachait dans un placard un petit vase et un oignon de jacinthe. Tous les jours je m'émerveillais de voir des racines vigoureuses pousser dans l'eau et petit à petit une petite couronne verte grimper suivie quelques semaines après par une hampe qui enflait, et se couvrait de petites corolles colorées. Bientôt ce serait Noël et les cadeaux ne seraient pas loin.
Aujourd'hui plus personne ne m'offre de jacinthes, alors je me fais seule ce petit cadeau floral. Mon jardin est un cimetière à bulbes de jacinthes, je sais que la refloraison est rare et chétive, qu'importe, je m'obstine tous les ans à les replanter n'importe comment en attendant un miracle. Maman ne reviendra pas. Papa non plus d'ailleurs. Ils sont ailleurs dans ma tête, dans mes rêves dans mes souvenirs. Noël arrive, je vais m'échapper, voir si ce passage est plus supportable avec un autre ciel au-dessus de ma tête.
Soudain, une pulsion, une pensée… j'attrape la jacinthe dans son pot fuchsia très décalé, je monte dans mon antre, sors les feutres et les crayons et, attaque l'improbable, le dessin de ma fleur bleue. Aucun don qu'importe, j'ai décidé de me faire plaisir, je la veux immortelle, elle qui dans deux trois jours aura baissé la tête et fini de vivre sa vie de fleur.
Je ne suis vraiment pas douée, comment faire la tige ? ratée
Comment faire les petites fleurs aux 6 pétales ? C’est fait, le monde s'arrête de tourner, je me lance, il faut que ça aille vite, je ne peux pas m'éterniser, autrement je sais que le dessin passera à la poubelle.
Un dernier coup de feutre, mon œuvre est achevée. Naïve, sans technique, mais c'est à moi, c'est mon œuvre du jour et elle me plait ainsi.
Alors, sans savoir pourquoi, je pense à maman. La guerre lui avait tout pris, elle avait arrêté de peindre, elle n'en parlait plus, et ne voulait plus en entendre parler, comme d'autres qui étaient revenus de l'enfer. Je crois qu'elle avait un petit don, dommage qu'elle n'est pas pu me le transmettre. Et si c'était cette petite parcelle commune qui ressortait par pulsion après tout ce temps…