Françoise P.
4ème B7
années 60 (Paris 12) Lycée Paul Valéry
Je viens d’ouvrir la boîte de Pandore.
Des milliers de photos s’étalent sous mes yeux.
Elles sentent la poussière, la vie passée, un océan de souvenirs. Des décennies de … quoi ?
Il y a de tout : du noir, de la couleur, du polaroïd, des diapos.
Au milieu quelques lettres d’amies et une « rédaction ».
La rédaction de Françoise P. Un texte superbe. Note 16/20.
Pas une correction. Tu avais l’esprit tarabiscoté. Même la double feuille à grands carreaux était écrite à l’envers. De peur qu’ils ne s’échappent tes mots étaient serrés les uns contre les autres, bien alignés le long de la marge. Pas une faute d’orthographe. Une écriture généreuse, riche, nette et déterminée. De l’encre bleue.
« mon enfance fut peuplée de rêves. Combien de fois ne suis-je pas restée des heures … »
« quand je regardai à travers les jumelles, je ne découvris qu’un monde d’adulte où le rêve n’avait pas de place… »
Pourquoi cette rédaction se trouve-t-elle chez moi ? Est-ce l’original ? qu’importe.
Tu avais des rêves, des rêves de petite fille On ne t’a pas laissé être une petite fille.
Tu étais douée, tu étais d’une intelligence et d’une acuité supérieure. Tu nous dépassais tous.
Et pourtant…
C'est toi qui m'a communiqué l'amour des tortues qui me poursuit toujours. Elle s'appelait Midias, tu me l'avais offerte. Elle m'a longtemps accompagnée.
Tu étais mon amie. Un jour nous nous sommes perdues de vue.
Je ne sais pas ce que tu es devenue. J’ai un doute, une crainte. Je t’ai cherché sur la toile, facebook. Rien pas une trace.
Ta vie avait été fracassée dès ta tendre enfance. Une maman qui meurt trop tôt. Des grands parents dévastés de chagrin qui ne referont jamais surface.
Un père lui aussi perdu. L’appartement ne voyait la lumière que par une ampoule fatiguée. Les volets restaient fermés. Le lit béant jamais refait. Les draps, oublions. Un désastre.
Tu me manques toujours. Je t’aimais. Nous nous aimions, pas charnellement, mais d’une passion pure de jeunes adolescentes, à la recherche d’elle-même, d’un idéal, malmenées par la vie, surtout toi, tourmentées. A la recherche du bonheur, de la joie, de l’amour.
Nous avons fait les quatre cents coups ensemble. Ma mère ne pouvait pas le comprendre. Comme le reste. Ne surtout jamais chercher à comprendre pourquoi. Non, tout de suite, les interdits, les délires du péché. Quel péché. Il ne se serait jamais rien passé. Et même… Nous nous aimions pour ne pas crever, nous nous aimions pour espérer, pour survivre.
Pourquoi faut-il toujours tout dévoyer ?
Tu te droguais. Tu avais 13 ou 14 ans, tu y ajoutais l’alcool. Moi, je t’attendais pour essayer de t’apporter un peu de réconfort. Tu rentrais à la maison défoncée, méconnaissable. Tu vomissais. Tu t’endormais toute habillée. Je te donnais de l’argent. Et pourquoi pas. Tu en aurais cherché de toutes façons. Alors autant que ce soit propre. Comment à treize ans aurais-je pu faire plus. Je me souviens que je te disais d’arrêter. Et après. Je ne t’ai jamais suivie dans ces délires. Je ne comprenais pas tout. Un jour tu es arrivée à la maison, tu avais perdu des boutons. Comment ? arrachés ? Aujourd’hui, je me pose la question. J’ai juste recousu ceux qui pouvaient l’être.
Et ma mère au lieu de t’aider t’a rejetée comme une trainée. Elle ne pouvait pas comprendre. Tu n’étais pas dans les normes, pas un exemple. Putain, tu avais besoin d’amour. C’est tout. Tu adorais tes grands parents. Sensibilité à fleur de peau. Ils ne pouvaient rien pour toi. A travers tes yeux ils voyaient leur fille. C’était insupportable. Leur petit appartement, celui de la pendule de ta rédaction, de l’éléphant, du globe de verre, sentait bon la cire et la soupe aux légumes, mais aussi la maladie, la mort et la souffrance infinie.
J’aimerais tellement te retrouver. Il me reste une photo de groupe. Tu étais brune, plutôt grande, belle fille. Quel est ? ou quel fut ton destin ?
Ma mère et son intransigeance. Pathologiquement incapable de voir la souffrance qu’elle m’infligeait. Tous mes arguments étaient irrecevables. Certes quelqu’un qui vomit à la maison, je peux admettre. Mais essayer de comprendre. Amorcer un dialogue ..
Je suis sincère. Je n’aurais certainement pas aimé en tant que mère vivre la même chose. Par contre, forte de cette expérience et d’autres, j’aurais essayé de comprendre.
Je l’ai fait quelquefois quand j’ai pu dans mon boulot, pas évident avec les jeunes, surtout. Il n’y a pas qu’une face obscure chez l’être humain. Certains méritent que l’on se pose les bonnes questions. Et le soir en se couchant, c’est tout simple de chercher la jolie chose de la journée pour se sentir utile et exister. Il y a toujours une petite fleur qui pousse entre les pavés.