21 janvier 1915
Encore moi papa.
Tu te rends compte, tu aurais eu cent ans aujourd'hui. Je suis très émue.
Tu sais, je suis toujours aussi fascinée par ton histoire, par le fait que tu aies été vraiment un enfant d'un grand amour, conçu dans le péché. Bousculer les lignes. Ne pas renoncer. Pépé l'a fait. Mémé enceinte, sa famille ne pouvait plus s'opposer à leur mariage.
Ce n'était pas le bon timing.
Mariés en juillet, début août la guerre était déclarée et il partait au front pour vivre cette terrible guerre. Brancardier, il a vu des horreurs. Il écrivait des petits billets, des cartes postales. J'aimais, à Draveil, tirer le grand meuble creux derrière lequel se cachait la boîte à souvenirs. J'étais émerveillée et troublée. Elles ont traversé les déménagements. C'est moi qui les conserve précieusement aujourd'hui, comme toutes les médailles de pépé, y compris sa Légion d'honneur obtenue au titre de ses actes de guerre, et non pour avoir chanté sans risque de vie. Je m'énerve à chaque promotion, tu le sais. Comment a-t-on pu dévoyer le symbole de cette fabuleuse médaille ? Si on me la proposait… ce qui ne m'arrivera jamais, bien heureusement, que ferais-je ? Je ne l'accepterais, peut-être, que pour dire ce que je pense, ou plus justement je la refuserais.
Pendant ce temps un 21 janvier tu voyais le jour à Brunoy. Ce n'est que lorsque tu marchais déjà que ton papa avait pu venir en permission faire ta connaissance. Drôle d'époque.
Et puis, et puis… mais ce serait trop long, il faudrait presque faire un livre de ta vie (je ne sais pas tout), de tes problèmes de santé, de tes passions, de ton amour pour maman, de ta maladie, tes maladies pour être précises qui t'ont fait tant souffrir et qui m'ont tellement meurtries. Mais bordel arrêtez de fumer, j'ai envie de le crier au monde, quand je me souviens tes souffrances. Et puis l'amiante qui n'est pas étranger, et puis, et puis. Dis-moi pourquoi, je suis encore incapable de voir, quoi que ce soit sur les amputations ? Tu ne te demandes pas, tu sais. Que j'aie été malheureuse, je ne m’en suis jamais guérie ! Quel courage il t'a fallu pour venir jusqu'en Italie, à l'Eremo pour mon mariage ! Il y a bien un peu de çà aussi, si parfois j'ai envie de m'envoler, qui me retient.
Papa, tu as été un père, un mari, un homme tolérant, aimant, intelligent, riant, dansant, tu valsais si bien, et moi pauvre cruche, qui suis incapable de faire un tour de valse. Tu aurais pu m'apprendre toutes ces belles danses. J'aimais te voir tourbillonner avec élégance. J’ai toujours été fière de toi, même en short une pieuvre à la main.
Jamais je ne t'ai critiqué, moi qui ai le fiel facile. Comment le faire ? Tu m'as tant appris. Tu m'as appris à garder la tête sur les épaules.
Tu aurais cent ans aujourd'hui.
Comme j'aimerais déposer un énorme baiser sur ta joue.
À défaut, je demande au ciel, aux nuages, aux elfes, aux lutins, à Dieu aussi de le faire pour moi. N'oublie pas de partager avec maman. Je t'aime papa.
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