ligne 12
Il est 18 heures, il est temps de redescendre dans les entrailles de Paris. Ligne 12, direction porte de la Chapelle, arrêt à Saint Lazare.
Aussitôt le soleil qui nous a accompagnées tout au long de cette journée de badinage, de souvenirs, d’échange autour d’une grosse salade à la terrasse lumineuse d’une brasserie du boulevard Edgar Quinet disparaît.
Les odeurs de fin d’été, les pépiements des touristes et le pas pressé des travailleurs qui rentrent chez eux sont autant de petits soldats déployés à tous les carrefours dans un désordre indescriptible. Une armée de fourmis géantes, habillées de couleurs chatoyantes ou de costumes sombres, les pieds malheureux enfilés dans des chaussures à semelles compensées.
Armés de leur pass navigo, ils franchissent prestement le tourniquet implacable et froid du métro. Pendant ce temps-là, je fais la queue entre deux touristes pour acheter le précieux ticket de métro, sésame à un voyage sous terre. Les escaliers hostiles me happent. Je me cramponne toujours la crainte au ventre de dévaler les marches les quatre fers en l’air. Une vieille hantise enfantine. Souvenir d’une chute qui aurait pu avoir une fin tragique. Plus de soleil, plus d’air. Je commence à avoir du mal à respirer. L’air est rare et chargé de miasmes invisibles, mais bien présents. Les odeurs de transpiration, de parfum à deux sous se mélangent avec Dior, Calvin Klein et autres parfums qui signent l’individu, mais aussi aux relents de vomi encore tout frais. Les peaux se touchent, sans plaisir. Il faudra supporter la promiscuité jusqu’à la prochaine station au mieux.
J’ai de la chance, je peux squatter un strapontin. La foule est dense, mais je m’en fiche, il reste un petit espace et je considère qu’il est mien. Il va falloir que je réalise que l’on est plus à SF. Les anciens n’ont aucun droit dans le métro parisien. Une station plus loin, consciente de ce fait. Je me lève. Les stations défilent. L’éclairage est plus ou moins intense selon les stations. La portion de ligne est plutôt agréable, les stations joliment décorées. Elle traverse les «beaux quartiers» dont on ne voit rien à cent pieds sous terre.
Mon esprit vagabonde. Me voici transportée des décennies plus tôt. C’était encore l’époque des poinçonneurs, celui des Lilas, ou d’ailleurs. Il y avait une complicité. Le matin un sourire, un bonjour amical, même si les paupières étaient encore lourdes de sommeil. Et puis, au milieu du quai, le bureau du chef de station éclairé d’une lumière blafarde. À deux ans et demi, on n’a pas complètement conscience de la banalité, de la routine de ce quotidien qui use. Un grand coup de pince perforait la case du jour, la carte hebdomadaire de maman. Le soir, elle la présenterait de l’autre côté. Le jeudi n’aura pas de trou. Jeudi jour sans école. Si, il y aura un trou quand même, nous prendrons la ligne 1, la même que les autres jours, y compris le samedi, mais dans l’autre sens. La fête, direction la rue de Rivoli. BHV, Samaritaine, Belle jardinière. C’était dans ces magasins que l’on trouvait tout. Les petites culottes, le fil à coudre, les bas de soie à couture, si fins et transparents qui mettaient en valeur les jolies jambes de ma maman. Un manteau pour moi. À quatre heures, pause. Toujours le même beignet au sucre qui tombait comme de la neige sur mes vêtements. Du gras, du sucre, le museau lui aussi piqueté de petits grains de sucre, qu’importe, c’était un moment délicieux. Un sourire au vendeur. Aujourd’hui, il n’y a plus de poinçonneurs, de chefs de station. Les distributeurs délivrent à prix d’or des petites bouteilles d’Évian. Les temps ont bien changé. Les gens ont bien changé. Quant à moi je n’ai plus deux ans et demi, enfin si, avec soixante ans de plus tout juste. Le métro n’est plus mon quotidien. Il ne me manque pas, mais j’aime de temps en temps me replonger dans cette curieuse ambiance mécanique de ceux qui courent vers leurs amours, vers le train de banlieue. Je ne cours pas, je prends mon temps, je suis spectatrice et parfois un grand vent de nostalgie me prend à la gorge. Je revois le visage de mes parents. Je me revois inaugurant le métro sur pneu de la ligne 1. Les banquettes rembourrées remplaçant celles inconfortables en bois. Je crois que c’était hier, mais je me trompe c’est déjà presque avant hier.
Le train est prêt à partir. Une petite place m’attend. Je vais rejoindre les miens. Je leur raconterai ma journée parisienne : la ligne 12, le soleil, mon déjeuner. Je leur dirai que c’était une belle journée, je ne leur parlerai pas de mes souvenirs, ils sont à moi. Jamais ils n’auront dans leurs yeux tout ce que j’y ai vécu. Les grands panneaux lumineux avec les petits boutons pour indiquer la direction à prendre et les correspondances, les mandarines en sucre, entourées d’un papier cristal, qui étaient une de mes récompenses, c’était au métro Château de Vincennes, la journée d’école était terminée, maman me tenait fort la main. Ils ne sauront jamais. Chacun ses souvenirs.