Victor et Robert
Je venais de monter dans le TGV 8729 direction Auray terminus Quimper, ce qui signifiait que je partais passer quelques jours dans le Morbihan chez mes amis,
enfin non pas des amis, enfin oui des amis, plutôt une partie de moi, de mon histoire.
Toujours l'émotion de partir et de les retrouver.
Pour une fois, j'étais à l'heure, j'avais même pris le temps de faire un tour dans les boutiques alléchantes de la Gare Montparnasse et de craquer pour un cake au citron et pavot et une part de flan chez Eric Kayser ainsi qu'une boîte de sachets de thé noir (toujours à la recherche du meilleur Assam) chez Kusmi Tea.
J'avais déjà sorti mes livres, la peur de manquer et la peur de ne pas avoir le choix.
Les deux livres étaient aux antipodes et je me réjouissais de continuer leur lecture.
Annie Ernaux, dont je suis devenue fan sur le tard, avec la Place, et l'histoire de son père
Jean-François Pasques avec Fils de personne, un polar, bien français, prix du Quai des Orfèvres 2023 : l'histoire d'un homme retrouvé mort dans un bassin du jardin des Tuileries dont j'avais très envie de connaître la suite. Un numéro de téléphone, un briquet de la Légion étrangère. L'intrigue se présentait bien.
A côté ma gourde d'eau pour le voyage.
Départ 16:50 - arrivée 19:38.
Deux heures quarante huit à lire, à somnoler, à rêver, à regarder le paysage défiler à une vitesse de "dingue", bref le voyage s'annonçait serein et solitaire, pas un marmot à l'horizon et des passagers au comble du calme.
Quelques minutes avant le départ du train, un monsieur d'environ soixante-dix ans, lunettes, une petite valise qui avait une histoire, se rapprochait de ma rangée. Sa place était côté vitre, moi donc côté couloir, ce qui est beaucoup plus pratique pour allonger mes jambes et surtout pour me lever chercher un objet, ou tout autre chose dans mon sac à dos, placé juste derrière moi, car il m'est impossible de rester en place, même si chaque effort est un moment douloureux. Histoire d'âge et de neurologie.
Le monsieur était très agité, pas agressif, mais pas bien. Aussitôt, je sentis quelque chose de fort qui émanait de lui, je ne savais pas encore ce que cela voulait dire et que ça allait occuper presque tout mon voyage, car le monsieur descendrait à Vannes. Plus tard, je saurai que le monsieur rentrait chez lui à Arzon.
Moi, à Auray mes amis m'attendraient pour aller chez eux à Belz, but de mon escapade doublée du plaisir de fêter nos trois anniversaires regroupés dans une plage très courte de dix-neuf jours.
Quelles dates ?
Douze avril, dix-sept avril et premier mai. Nous étions le 29 avril.
Au programme, non seulement les anniversaires, mais des balades, des églises, des cimetières dont celui d' Erdeven étonnant qui regroupe une grande partie des caveaux-monuments de marbre des gens du voyage.
Mais pas que, Etel sous un soleil magnifique et son côté magique et iodé, et les discussions et les restaurants. Je n'ajouterai rien… et pourtant mes escapades sont toujours accompagnées de "gentils absents" qui nous manquent atrocement.
La Bretagne veut aussi dire, le poisson, les crustacés, les fromages bretons dont trois qui reviendront avec moi fêter, encore une fois, mon anniversaire le sept mai, avec trois amies très proches. Un dîner autour de fromages, d'un beau rouge tannique et de champagne bulleux à souhaits.
Je m'étais égarée dans mon histoire, retour donc dans mon TGV. Le monsieur me propose de prendre la place côté vitre, que je refuse tout de go. J'ai choisi ma place à dessein.
Il me revient d'ailleurs la déconvenue de deux sœurs ou amies qui partageaient mon vol retour Palerme-Paris. J'avais choisi ma place, mon rang et personne ne pourrait m'en déloger. Elles ne comprenaient pas que je refuse, de me déplacer d'un cran pour leur permettre de se retrouver côte à côté et non avec moi entre elles. Dans un train, j'aurais peut-être accepté, mais dans un vol et avec ma superstition, que nenni ! C'est peut-être stupide mais c'est ainsi. Une place 17 ne s'échange pas.
Le train n'était pas encore parti, mais une poignée de minutes plus tard, il partirait à l'heure.
Toujours debout, transpirant, agité, perdu dans sa vie, je le regarde et je lui lance un grand :
"On se calme" empreint de zénitude et quelque chose du style :
" Vous êtes dans le train, tout va bien, on respire".
Finalement, il s'assoit à ma gauche, et comme par synchronisme le train quitte la gare.
Je rebaisse ma tablette, je repose mes bouquins et ma gourde en me disant qu'enfin j'allais pouvoir commencer ma lecture, après avoir envoyé quelques SMS et avoir consulté mes derniers mails.
Sauf que…
Rien ne s'est passé comme prévu…
Le monsieur était de style bavard. Enfin, ce n'est pas vraiment le mot. Il avait besoin de parler. Et il ne s'en est pas privé. Je ne sais pas ce que je peux dégager pour que les gens me racontent leur vie. Pourtant, je ne suis pas curieuse malsainement, mais il est vrai que je sais écouter, que j'aime aider à sortir des coeurs meurtris ce que la plupart des gens gardent au fond d'eux-même sans oser l'exprimer. Pour ma part, et comme une thérapie à ce que j'ai vécu, je ne m'interdis plus rien. Je parle car la parole permet le partage, permet à l'autre de penser qu'il n'est pas seul et qu'il ne s'agit pas de quelque chose de malsain. La liberté des mots est fondamentale.
Il faut faire voyager les mots, ils ont le droit de vivre, de s'exprimer, de s'exporter.
Alors, les mots sont arrivés en flots ininterrompus, comme des larmes qui couleraient le long des joues, libres, libératrices plutôt apaisantes.
Revenir sur cette terre, et surtout ne pas oublier, ce qui ne s'oubliera pas, ce qui ne s'effacera jamais, la mort d'un enfant, jeune homme brillant, plein de qualités et d'avenir.
L'accident, l'indicible, imprévisible et ravageur.
Il s'appelait Victor, il avait vingt deux ans, le monsieur qui s'appelait Robert me raconta. J'étais bouleversée. Robert revenait des obsèques de ce petit fils tant aimé, arraché à la vie en une fraction de seconde, lui piéton et un assassin en voiture, qui ne lui avait laissé aucune chance.
J'écoutais, j'essayais d'apaiser, mais comment adoucir une douleur aussi brutale incompréhensible ?
j'essayais des mots simples, un peu de dérision et un soupçon de sourires et de rires discrets.
A un moment, ce fut plus fort que moi, il fallut que j'écrive. Quoi ? je ne savais pas, mais il le fallait, je sais trop combien la force des mots est vitale et essentielle.
Alors, je relevais ma tablette, je me levais, allais dans mon grand sac à dos, y pris un cahier, l'éternel compagnon de voyage, je l'ouvris et je dis à Robert que je devais travailler un peu…
Il comprit, je le sentis plus calme et alors les mots arrivèrent.
Il manquait le titre : cher, j'ignorais le prénom du petit-fils, j'attendrai la fin de mon texte.
Il fut assez bref, j'y parlais de fatalité, du passage sur terre, d'une étoile dans le ciel qui ne s'éteindrait jamais.
J'écris de mémoire, je n'ai pas de photo du texte, il n'était pas à moi.
Certainement je dis, parce que j'y crois que chacun à son temps sur terre, qu'il est différent pour chacun, mais que celui de Victor avait été dense et heureux et qu'il faudrait s'en souvenir.
J'écrivis encore, puis arrivée au bas de la page, je me hasardais à signer quelque chose comme "l'inconnue du TGV".
A cet instant, tenant mon stylo en l'air, je demandais au grand-père :
-
Comment s'appelait votre petit-fils ?
-
Victor me répondit-il.
alors j'écrivis en haut de mon petit mot : "Cher Victor", puis lentement, je déchirai la page du cahier et la tendis à Robert.
J'avais depuis longtemps oublié que je m'auto-appelais "la passeuse de mots" lorsque j'écrivais pour les morts proches ou non.
D'ailleurs, j'avais pensé proposer mes "services" aux Pompes funèbres, pour écrire des petites biographies de défunts pour des familles ayant moins de facilité à écrire leurs sentiments bien cachés derrière une pudeur, une grande timidité et une horrible souffrance, celle du vide que laisse l'être aimé et l'incompréhension de son départ parfois imprévisible.
Faute de volonté, j'abandonnai pour me consacrer à d'autres sujets. Est-ce que je le regrette ?
Un peu quand même.
Avant de descendre à Vannes, et après m'avoir raconté sa longue vie très remplie du nord au sud et plus encore, son départ avec sa seule valise, celle-là même qui l'accompagnait, avoir tenu un bar, tabac, avoir étudié la chaudronnerie, alors qu'il préférait la cuisine, mais faute d'école à proximité, m'appela Babeth et pourquoi pas ! et me demanda mes coordonnées.
Je suis assez sauvage, généralement je refuse, je lui tends ma carte de visite, mais il me demanda mon adresse absente sur la carte. J'hésitais, puis j'obtempérais avec plaisir, il m'inspirait confiance, nous avions pratiquement le même âge et des vies bien différentes mais pleines, faites de bonheurs et de douleurs.
Après sa descente à Vannes, je me rappelais ces deux longues heures d'échanges, de mots pour tenter, ne serait-ce qu'un tout petit peu d'apaiser son immense chagrin.
Quand il se leva, je crus qu'il allait m'embrasser, non, il me serra la main, d'une poigne forte, profonde, amicale et reconnaissante.
Jamais, je n'oublierai ce voyage hors du temps, de l'espace, dans un train, enveloppés dans une complicité éphémère mais sincère.
"Arrivée imminente en gare d'Auray", annonça le Chef de bord, je rangeais sagement mes livres, juste caressés, les remis dans mon sac et me préparai à descendre du train. J'étais un peu perdue, en espérant ne pas avoir trop dit de choses qu'il aurait pu mal interpréter alors que je ne cherchais qu'à lui offrir un peu de réconfort.
Victor, je ne te connais pas, je suis certaine que tu étais quelqu'un de bien. Tu aurais pu être mon petit fils aussi.
Je leur ai écrit que tu veillerais sur eux, ta famille, ta maman, ton grand-père et les autres, je compte sur toi, où que tu sois dans cette éternité de l'absence, de la séparation et du vide.
Tu resteras un moment unique pour moi.
Rappelle-toi cependant que je ne suis que l'inconnue du TGV…
PS. Ce matin, une enveloppe au parfum de Bretagne est arrivée à mon nom.
C'était une jolie carte de Robert qui m'appelait Babeth et qui… ceci restera entre nous deux.
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