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Publié par la tortue à plumes

 
Papa, tu étais mon héros.
Je n'écris pas souvent sur toi, ou alors en filigrane.
Je garde pour moi, les souffrances insupportables que tu as vécues.
 
Jamais je n'admettrai qu'un seul homme ait pu vivre cela.
 
Presque chaque nuit, l'insomnie arrive tenace et résistante aux diverses tentatives de retrouver le sommeil. Il y a bien longtemps que je ne compte plus ni les moutons, ni les tortues, ni rien d'ailleurs, sauf quelques exercices de respiration.  Une solution, me lever, descendre dans la cuisine, de plus en plus difficile, attaquer jusqu'à l'écoeurement une tablette de Milka aux noisettes, en culpabilisant, boire un grand verre d'eau, parfois grignoter un morceau de pain en accompagnement, puis remonter, neuf fois sur dix le sommeil revient.
Je m'endors alors en écoutant un podcast dont rarement je connais la fin.
 
Mes goûts éclectiques et boulimiques me font voyager entre l'histoire, les faits divers, les crimes, la culture générale et parfois même je l'avoue le niveau minimal de la culture avec les grosses têtes, m'arrachant parfois un éclat de rire, sous mes écouteurs, qui heureusement ne réveille ni mon époux, ni la petite chienne lovée le long de mes jambes.
 
Cette nuit, j'écoute Hondelatte, il y a beaucoup à dire sur ses approximations, mais sa bonne humeur et sa volonté de bien faire, ainsi que sa voix me conviennent au milieu de la nuit.
J'en suis au second podcast, lorsque commence la rediffusion de l'histoire incroyable de Philippe Croizon, cet homme amputé des quatres membres suite à un accident. J'apprends que c'est le jour de son déménagement en voulant démonter l'antenne du toit qu'il tomba de l'échelle… non, pire, il fut transpercé plusieurs fois par des arcs électriques de plusieurs milliers de volts. Carbonisé, mort, puis ressuscité puis mort, puis quadruplement amputé.
 
Le récit est poignant, et crescendo en suivant ses diverses amputations, je commence à vaciller dans mon lit, les sueurs arrivent, une sorte de malaise m'atteint.
 
A cet instant précis, mon cerveau un peu endormi se réveille et me jette en pleine gueule : "papa".
Trop c'est trop, j'arrête la diffusion et change de podcast. Ca ne va toujours pas. J'éteins tout. J'enlève mes écouteurs tout beaux tout neufs de Noël et papa m'envahit.
En écrivant quelques jours plus tard, le même trouble me reprend. L'estomac noué, le mal être, mais c'est plus fort que moi, cette fois-ci, j'aurai le courage, j'irai jusqu'au bout, ceci me permettra peut-être enfin de faire mon deuil, d'accepter l'inacceptable de la souffrance et de la pure injustice que tu as vécu.
Est-ce ta fragilité naturelle, due aux privations de la guerre, encore que, la famille n'était pas franchement malheureuse et avait les moyens de faire bouillir la marmite.
Est-ce ton environnement de travail dans la métallurgie, la poussière de fonte ou bien pire, l'omniprésence de l'amiante autour de toi pendant des années ?
Est-ce le tabac ?
Est-ce tout simplement le destin ?
 
Ce qui est vrai, c'est que l'accumulation des facteurs a sans aucun doute possible, entraîné tes différentes pathologies gravissimes jusqu'à ce jour fatal du 9 mai 1987 où le matin, très faible,  après avoir pris ton petit déjeuner et essuyé une goutte de café qui était tombée sur la table, tu t'étais levé pour aller aux toilettes et où tu es tombé mort dans le couloir.
Je pense que tu n'as pas eu le temps de souffrir, enfin de t'en apercevoir, tu avais tellement souffert avant que cette délivrance était presque une bonne nouvelle.
Entretemps, rien ne t'avait été épargné.
La chronologie m'échappe un peu.
 
J'avais quitté la maison pour vivre ma propre vie.
Tout ne s'était pas passé pour le mieux.
Follement amoureuse, mais majeure, un soir j'avais quitté la maison, en disant que je ne reviendrais pas.
Si c'était à refaire ? Les temps, les moeurs ont changé. J'étais trop en avance pour une mère catholique traditionaliste. Les écoles religieuses n'avaient pas suffi à me faire rentrer dans le rang. Papa acceptait. Il était l'émissaire qui essayait de nous réconcilier avec ma mère.
 
Est-ce que c'était avant l'artérite ? ou en même temps, je ne sais plus.
Je me souviens seulement que tout s'est détraqué et que je n'ai pas été assez présente pour toi et même pour maman.
Je crois que c'est ce qui arrive dans la plupart des familles. Lorsque tu quittes ta famille en bon ou mauvais terme, tu quittes le quotidien. Tu ne vois plus les petits riens. Et puis tu te dis que papa et maman sont ensemble, qu'ils se suffisent à eux-mêmes et qu'ils vivent leur vie.
C'est après lorsque le premier part, si tu n'as pas été très présent, que tu reprends ta place, enfin une place auprès de l'autre de tes parents. C'est ainsi que tu deviens le parent de ton parent. Ce qui est terrifiant. Tu n'avais jamais envisagé que la vie irait dans ce sens-là.
Et lorsque tu as un enfant, encore jeune, ce qui était mon cas, tout est bousculé, chamboulé et toi complètement paumée. C'est ce qui m'est arrivé.
 
Papa, revenons à toi. Tu étais mon héros, j'aimais ta joie de vivre, ta gentillesse et parfois ton caractère bien trempé. Tu avais beaucoup d'amis qui venaient souvent dîner à la maison, même en semaine.
Une fois, et une seule fois seulement, j'avais pris ta savate dans la figure pour t'avoir traité, en plaisantant de c.., mot que je venais d'apprendre et que je testais sur toi.
Bref, je t'aimais et j'étais fière de toi, même si je trouvais que tu étais un "vieux" papa. Trente quatre ans nous séparaient, dans les années cinquante, c'était beaucoup.
 
J'ai perdu toute la chronologie de ma vie, je reprends donc…
Est-ce que c'était avant l'artérite ? ou en même temps, je ne sais plus.
Un jour, à Inno Nation, où j'étais avec vous pour je ne sais plus quelle raison, maman m'avait prise à part pour m'annoncer, entre les légumes et les fruits, que tu étais atteint d'un cancer du poumon. Le résultat ne s'est pas fait attendre, j'ai vacillé puis je suis tombée dans les pommes. Dans les bureaux du magasin, j'essayais tant bien que mal de reprendre des couleurs et d'accuser le choc. Ce que jamais je ne réussis à faire.
 
Il fallait t'opérer, c'est dans une clinique à Saint-Cloud que l'opération eut lieu. Jamais de ma vie, excepté mon grand-père, lorsque j'étais petite, je n'avais vu cette souffrance indicible. La morphine ne venait pas à bout de cette douleur. Tu avais même foutu à la porte, une tante qui était venue de Normandie pour te voir. Toi qui étais si gentil…
 
Je crois que cette putain de maladie t'est tombée dessus après l'artérite et en plus de l'artérite. Au moins une double peine !
Il y eut d'abord des douleurs puis le pied qui commence à se nécroser. Inutile de faire un dessin. Les pansements étaient de plus en plus épais, tu avais du mal à marcher, tu souffrais. Le temps faisait son oeuvre de grignotage de ton intégrité.
 
En 1977, finalement, je me suis mariée. Mariage civil à Paris XIIe notre fief ! puis une semaine plus tard mariage religieux à l'Eremo delle Carceri à Assise, lieu d'une spiritualité sans autre équivalent, lieu de vie de Saint François d'Assise, dans la montagne ombrienne.
Je n'oublierai jamais. Avec maman, tu étais venu par le Palatino, une longue nuit en wagon-lit jusqu'à Florence, puis un tortillard.
On ne voyait que ton pied transformé en une énorme momie blanche de bandes Velpeau. Tu souffrais mais tu étais heureux. C'est à ton bras que je suis entrée dans la petite chapelle où un trio de cordes venu de rome nous accueillit.
Comment oublier ces instants précieux.
Les photos ne dissimulent pas ce pied monstrueux et c'est heureux.
Saint François n'aura rien pu faire pour ton pied.
Quelques temps plus tard, tu rentrais à l'hôpital et en ressortit avec une demi-jambe en moins.
 
Moignon sous le genou. Rééducation en grande banlieue parisienne pour réapprendre à marcher avec une prothèse. Dure et longue rééducation. Je n'acceptais pas cette situation, jamais je ne l'ai acceptée. Jamais je n'ai accepté que tu deviennes un GIC, que tu changes ta voiture pour une boîte automatique, ce qui était encore très rare à cette époque. Jamais je n'ai accepté de voir ta prothèse qui te faisait un pied raide et qui handicapait ta vie. Je t'ai vu mettre tes bonnettes pour caler le moignon, je t'ai vu mettre ta prothèse, mon coeur saignait à chaque fois et il saigne encore.
Je crois que c'est après que le cancer du poumon s'est déclenché…
 
Tu es parti tu avais soixante douze ans c'était encore jeune. A l'église je me souviens de ma peine de ma douleur. Tu es toujours dans mon coeur. Je ne supporte pas que l'on me parle d'amputation, de voir des films, des images, c'est toujours au-delà de mes forces.
Et cette nuit, j'écoute la vie de Philippe Croizon, pire les quatre membres, pire certainement, mais une jambe s'est déjà beaucoup et déjà trop.
Je pense à toi, j'ai écrit pour toi papa, comment veux-tu que j'oublie ?
 
Je ne fume plus non plus, je m'énerve, je peste contre les gens qui fument, je leur dis, je leur crie, il ne m'entendent pas, s'il avaient pu voir ta douleur ? Tant sont partis depuis, de cette saloperie de maladie, de ces saloperies de maladies. Je ne sais pas laquelle fut la pire, la plus dégradante : si je le sais.
 
Une consolation, ton petit-fils que tu as quitté avant ses deux ans, ne fume pas, c'est une petite victoire. Je me dis que je dois te dire merci, enfin il me plaît de penser que tu y es pour quelque chose. Ta mort devient moins injuste.
Je vais arrêter mon récit, je crains que je ne sois pas guérie de toi et de ton départ. Aujourd'hui tu serais un grand centenaire. Il ne faut pas rêver, il ne faut plus rêver que tu serais toujours à mes côtés.
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©la tortue à plumes 🐢
Une jambe en moins ce n'est pas rien
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