la clé carrée
Le petit matin.
Un pâle soleil de décembre s'applique à effacer les traces blanches du froid mordant de la nuit.
La maisonnée dort encore
Le chien court dans son rêve et émet des petits cris de souris affolée
Son cœur bat la chamade
Des ronflements parcourent la chambre baignée dans une semi-obscurité où les rayons du soleil se cognent sur les interstices des volets disjoints.
Elle dort. Réveillée trop tôt, elle s'est endormie de nouveau profondément.
Un rêve violent la pénètre, elle sent le froid qui l'envahit jusqu'à la moelle des os, pas un froid de neige, un froid spectral, de l'au-delà d'une vie ailleurs. Plutôt d'une vie, qui n'est plus ; une image apparaît : sa mère.
Pourquoi sa mère ? Il n'y a pas eu de conversation, de lecture, de date, d'évocation ces dernières heures. Rien qui ne peut lui faire penser à elle. Ou alors son subconscient est encore plus puissant qu'elle ne le croit.
Sa mère est morte depuis longtemps : réalité.
Il faut aller la voir là où elle repose : nécessité
Téléportation : elle y est.
Ni cimetière, ni funérarium, ni hôpital. Un immense bâtiment d'un design ultra moderne.
Verre et lumière. Transparence, horizon, espoir, élégance, respect.
On lui donne une clé. Une clé carrée supposée ouvrir une porte. Le préposé vêtu de noir est souriant, aimable, professionnel, distant, mais présent.
Elle est avec une amie. Qui ? Elle ne sait plus.
Elle laisse la clé carrée sur le comptoir. Elle se sent perdue.
Elle regarde sur la gauche une porte de bois, d'une couleur sombre et brillante. Une porte attirante, mais elle n'ose pas.
Le temps passe. Impressionnée, une larme perle puis une autre.
Immobile, en apnée, elle se dit que sa mère est derrière cette porte et que tout est bien. Est-ce que l'on ouvre un cercueil pour voir à l'intérieur ?
Elle se prépare à partir et jette un dernier regard à cette porte, plutôt une grande trappe.
Un mouvement la fait sortir de sa torpeur. C’est une famille éplorée qui se présente au guichet. On leur remet la même clé carrée. Eux savent, ils l’introduisent dans la serrure située en plein milieu.
Elle retient son souffle. Dans un crissement de crémaillère, la porte s'ouvre, se déploie pour devenir un immense portail qui laisse pénétrer une lumière aveuglante. Lumière du jour, lumière de la nuit, lumière artificielle diffusée par des dizaines de lampadaires, pas de cierge.
Elle suit la famille qu'elle ne connaît pas. Au bout de la pièce, des murs de verre, de la dimension d'une cathédrale et plus encore, suspendus dans le vide. La vue plonge vers l'infini, vers la vie, vers la mer, vers un destin.
Elle commence à distinguer les formes. La salle est monumentale, à chaque regard, elle a l'impression qu'elle devient de plus en plus grande alors qu' elle se sent de plus en plus petite tout en se recroquevillant. Sensation étrange. La famille a trouvé son cercueil recouvert d’une immense couronne de fleurs blanches immaculées. Elle se recueille, en silence, dans sa douleur. Est-ce le purgatoire ? Est-ce le paradis ? Est-ce une salle de transit ? Est-ce la salle du repos éternel ? Elle cherche un nom, celui de sa mère, elle croit le deviner, mais non, il s'efface, ce n'était pas le bon endroit. Les cercueils poussent comme des champignons. Elle prend peur, elle ne comprend pas. Elle ne sait pas où elle est. Elle a peur que la grande porte redevienne trappe et qu'elle reste enfermée à jamais dans ce lieu tellement irréel. Elle serre la petite clé carrée pour se rassurer. Elle pense à Alice au pays des merveilles. La mort en plus.
Alors que son désespoir est à son paroxysme, enfin, au loin, très loin de la sortie, elle aperçoit «son» cercueil. Un joli cercueil de bois sombre orné d’une grande croix dorée qui habille tout le couvercle. Un nom en hologramme apparaît, le nom de sa mère et aussi le sien, en écriture cursive.
Tout en chancelant elle réussit à s'approcher et à caresser le couvercle brillant comme un miroir, sans un grain de poussière remarque-t-elle. Qui a choisi ce cercueil ? Qui l’a apporté dans ce lieu ? Depuis combien de temps est-il là et pour combien de temps ? Qui sait ? Et qui ne sait pas ? Les questions se bousculent. Son cœur bat à se rompre. Le contact avec le bois la calme un peu. Elle parle à sa mère, lui raconte des riens d’hier. C'est alors qu'elle voit une forêt d'orchidées ; des dendrobiums dont elle aime le port élégant et la floraison multiple, érigés comme des petits soldats qui monteraient la garde et qui étalent leur camaïeu de roses simplement et harmonieusement.
Elle sourit devant ce spectacle onirique et fantastique, d'un sourire las, rassuré et craintif. Elle a vu. Elle ne saura jamais où elle était. Décontenancée elle redonne la clé carrée au préposé et entreprend lentement pour épargner ses nombreuses douleurs la descente de l'escalier sans fin vers la rue, la ville, le froid, la vie, la liberté, la normalité ou peut-être pas.
C'est alors que la chienne sort de son rêve, elle aussi, s'ébroue et vient lécher de sa petite langue chaude mes joues sur lesquelles coulent des larmes salées que je n’arrive pas à retenir.
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