La rage dedans
J’ai... la dalle crie... l’estomac !
J’ai faim. Je voudrais manger, remplir le grand creux de mon estomac, et le petit creux où vivait une dent, une dent arrachée à mon affection.
Une dent de sagesse. Elle portait bien son nom.
Dernière d'une famille de quatre, rescapée de temps immémoriaux.
Beaucoup se font hospitaliser pour cet exercice de torture, les miennes n'ont pas eu ce privilège.
Cette fois-ci encore elle n'a eu droit qu'au fauteuil confortable d'un cabinet dentaire.
Elle n'a même pas vu le petit jardin souriant, coloré et ensoleillé.
Elle, elle avait la peur au ventre, enfin moi, mais je n’ose avouer les mains moites et le cœur qui bat trop vite.
Elle se souvenait des fois précédentes.
Il l'a rassuré, un peu :
"Oubliez le passé" facile à dire, c'est ma bouche, ma dent.
J’y étais attachée elle aussi d'ailleurs
Elle n'a pas trop résisté, je l'en remercie.
Quelques petits saignements, comme des pleurs, pour que je ne l'oublie pas.
La douleur est venue après.
Je crois que les autres dents n'ont pas aimé être privées de leur copine, celle du fond en bas à droite, originale, seule de sa race. Ma bouche était fière de cette compagne robuste et solitaire.
Et maintenant ma bouche se venge, du petit trou biscornu, de l’absence, des myriades de petites traces de piqures.
Elle m'en fait voir de toutes les couleurs, de toutes les douleurs ! Jusqu’à me priver de mes douces nuits et de la moindre nourriture qui ne veut pas franchir mes lèvres !
Me voilà bien. Ce matin clouée au lit, après une nuit d’errance, la tronche en biais, telle la baronne de Sim. Pas franchement glorieux pour un si petit évènement.
Je sens que subitement j'ai une dent contre quelqu'un.
Et à l'idée de penser que je n'ai même pas pu la rapporter dans une petite compresse vous comprendrez que j'en rage dedans !
C’est vrai, ses copines étaient d'une belle couleur ivoire, elle, cachée tout au fond avait pris une couleur carie. Elle s'en fichait, personne ne la voyait. Elle savait depuis tant de décennies que je ne riais que rarement à gorge déployée et que donc elle était libre de s'habiller de la couleur qui lui seyait.
Triste fin au fond d'une poubelle entourée de compresses souillées, revêtue pour tes derniers instants d'une robe impressionnante de chair rouge sang, que je n’oublierai pas de sitôt !
Tu étais forte, moins tordue que je ne l'aurais cru.
Noire, ne pas le nier.
En attendant, j’ai faim insiste mon estomac !
Et j’ai mal, seule au fond de mon lit, tous les perlimpinpins ayant déclaré forfait.
Patience dans une heure, je reverrai le petit jardin ensoleillé.