la petite cuillère en bois
Timide et discrète, elle est prête.
Elle attend la main gourmande qui d'un geste tendre ou brutal la saisira pour la plonger dans la tasse à café.
Elle connaît son destin.
Elle espère pouvoir retarder l'échéance. Elle se cache la plus aplatie possible entre la boîte en carton et la dosette de sucre.
Je suis une petite cuillère en bois blond ! Et alors ! J'espère qu'elle ne me verra pas, j'ai affiné mon plan, je suis maintenant planquée sous une serviette en papier.
D'un coup je frissonne :
Elle : tu as vu la cuillère ?
Lui : non. Tu as bien cherché ?
Elle : bah oui !
Lui : tu veux que j'aille t'en chercher une autre ?
La pression retombe.
Elle la voit plus préoccupée par son burger, instable dans ses mains qui menace, à chaque seconde de s'écraser mollement sur la table, tous les ingrédients éparpillés.
Ils déjeunent sans un mot. Une musique en sourdine, entoure et meuble leur silence.
Après Brooklyn, «M.O.B.» une nouvelle enseigne à Paris.
La Seine coule devant leurs yeux. Le ciel est si bas qu'il frôle en caressant les péniches amarrées sur le quai. Les mouettes, intriguées par la montée du fleuve, qui charrie une eau boueuse et tumultueuse, se sont réfugiées sur un réverbère. On est jamais assez prudentes, crient-elles avec force dans le vent glacial qui emporte leurs lamentos vers le large.
La petite cuillère en bois a peur, elle claque du manche. Elle retient son souffle, il ne faut pas qu'on la découvre.
Les consommateurs, de tous âges, CSP+ pour la plupart, dont un vieux monsieur, à la moustache fournie, qui, lui aussi écrit, pendant son déjeuner, semblent apprécier leur repas servi sur un plateau rouge, presque unique pastille de couleur dans ce local dont le béton est la dominante écrasante.
Un rideau, une tenture ? Qui cache ?
… et qui lui renvoie les visages d'illustres disparus. Elle y voit des sourires, des émotions. Gandhi, Kennedy, Mohamed Ali. Soudain son regard tombe sur Jim Morrison, à hauteur de ses yeux. Elle arrête de croquer dans son burger répondant au nom de "gouverneur" ou "Californie", choisi exprès pour l'évocation qu'il contient.
Elle part dans ses pensées et subitement sa migraine la lâche un peu et surtout elle m'oublie un instant.
La voici partie dans son rêve américain. Elle saisit la moutarde qui s'appelle "French's" encore un truc qui ne s'invente pas. Elle attrape une autre cuillère plus grande que moi, de vulgaire plastique, et se met à attaquer le flacon dangereusement. Il faudra le regard ahuri de ses voisins pour qu'elle stoppe net sa dégustation.
Il est toujours à ses côtés, il ne sait toujours pas s'il doit aller lui chercher une autre petite cuillère. Il verra bien, en attendant, il a terminé son burger.
Le café a refroidi, je me dis qu'au moins je ne mourrai pas ébouillantée si elle me retrouve. Je ne bouge pas. Je ne respire toujours pas planquée sous ma serviette , aussi blanche qu'elle. Elle attrape le gobelet, avale d'un trait son café. Leur déjeuner côte à côte est terminé. Il est maintenant l'heure de l'expo Pixar.
En ce mardi, quai d'Austerlitz, entre gare de Lyon (SA gare) et celle d'Austerlitz, il n'y a pas de victoire, pas de défaite, pas de voyage programmé sauf celui au pays des films d'animation.
Le ciel est toujours gris et bas, le vent cingle les visages, et moi, la petite cuillère, je suis rassurée, elle m'a mise dans son sac. Je suis sauve et intacte provisoirement.
D'après ce que j'ai compris, c'est une grande malade, conservatrice de tout et de n'importe quoi, alors on verra bien ce que l'avenir me réserve.
Ils se lèvent, ils remettent manteaux et écharpes. Elle attrape son sac je suis un peu bousculée, entre le parapluie et la bouteille d'eau, mais je n'ai plus peur. Je suis une heureuse petite cuillère en bois.
=====